Productions: Island Beat
Une "Restavek" en passe de devenir fille de rue?
Février 2001
Par: Carril Desrosiers, Journaliste Indépendant,
Port-au-Prince
Cet article de "Island Beat" a été réalisé
avec le support financier de Save the Children Canada (SSC) dans
le cadre du projet "Les filles des rues à l'écoute -
Promouvoir les voix des filles des rues dans les médias pour élargir
le débat public."
Selon un rapport publié en 1998 par l'Institut Psycho-Social
de la Famille (IPSOFA) en collaboration avec l'UNICEF, sous le
titre "La Domesticité Juvénile en Haiti," près de
300.000 enfants seraient placés en domesticité dans ce pays.
Selon les témoignages de plusieurs d'entre elles, les filles
qui vivent dans la rue sont parfois des anciennes ‘restavèk'
(domestiques) qui, ne pouvant plus supporter les mauvais
traitements de leurs maîtres ou de leurs maîtresses, ont délibérément
adopté la rue comme refuge.
À Croix-Desprez, un quartier situé au sud-ouest de
Port-au-Prince, une fille restavèk de 14 ans s'identifie et
livre un témoignage poignant. Après avoir passé 7 ans de
domesticité chez une femme qu'elle qualifie de vilaine, elle en
a ras-le-bol. D'une voix tremblottante et pathétique, elle
dresse un bilan lourd de conséquences de la servitude sur son développement
personnel.
Elle est originaire de Gomarin, une localité située dans la
commune de Cavaillon dans le Sud du pays. Elle est en cours d'Élementaire
2 à l'école de Croix Desprez. Sa mère est décédée depuis
belle lurette et son père a élu domicile à Crois Des Missions
au Nord de la Capitale.
"Ici à Croix Desprez, je suis placée en domesticité
chez ma tante, la soeur de ma maman. Elle est âgée de 36 ans
et a 4 filles. Son mari est un chauffeur de taxi. J'avais 3 ans
lorsque mon père m'a abandonnée.
"À la mort de ma mère, ma tante avait manifesté un
vif intérèt de me prendre à sa charge. J'avais 8 ans. Au fur
et à mesure que mon statut de ‘restavèk' se confirmait, j'ai
vite réalisé que ce n'était pas pour mon bonheur.
"Mes tâches domestiques partent des soins du ménage,
des courses au marché, de la cuisine jusqu'à l'accompagnement
des enfants à l'école.
"Je me lève à 4 h 30 a.m. et me couche
approximativement à 10 p.m. Je n'ai pas le droit d'aller au lit
tant que les autres n'y sont pas encore allés. Cette dame est méchante.
Elle ne se soucie guère de moi. Ce sont ses enfants qui
comptent le plus pour elle. Le dimanche, elle les fait porter de
beaux habits et les coiffe soigneusement. Quant à moi, je suis
négligée et me coiffe toute seule. Ses enfants reproduisent fréquemment
ses comportements en me donnant injustement des coups et en
m'injuriant en sa présence. Ellles me traitent souvent de
‘restavèk.'
"Je suis le souffre-douleur de tout le monde. Quand la
vente n'est pas bonne au marché, en y rentrant bredouille, elle
ne voit pas mieux que de déchainer sa colère sur moi. En me
battant, elle se métamorphose en un vrai fauve et ne frappe qu'à
la tête sans épargner mes yeux. Souvent j'ai eu la vie sauve
grâce à l'intervention musclée des gens du proche voisinage.
"J'ai une seule paire de souliers usés et une paire de
pantouffles que j'utilise pour aller au marché. Après s'être
brouillée avec son mari, sans être fautive de rien, elle
projette mes vêtements sur la chaussée. Elle refuse de verser
la somme annuelle de 255 Gourdes de ma scolarité.
"Mes généreux camarades me prêtent quelques fois
leurs livres pour étudier mes leçons et pour faire mes devoirs
de maison.
"Il ne se passe pas un jour sans que je ne sois injuriée.
Elle me bat au moindre geste de fatigue.
"En cas de disparition d'un objet à la maison, elle ne
se prive pas de me rendre littéralement responsable et de
m'accuser publiquement. Elle innocente ses enfants et en profite
pour me passer à tabac.
"Une fois, en plein sommeil, elle m'a réveillé à 4h
30 a.m. à coup de pieds pour que je prépare la boite à lunch
de ses enfants. Elle m'a giflé et m'a jeté de mauvais sorts
rien que pour avoir rechigné.
"Récemment, elle a failli fracturer mon bras droit en
me battant avec une grosse pierre.
"Dès fois pour chasser mes ennuis, je vais regarder la
télé chez ma voisine immédiate. Elle vocifère des injures et
profère des menaces à mon endroit.
"Le soir, aux heures de rationnement électrique, je
m'asseois tranquillement sur le trotttoir de la maison pour
blaguer avec mes amies. Elle me claque la porte et me laisse
dormir de manière répétée à la belle étoile.
"Mon unique frère est mort en bas âge des suites de
mauvais traitements et de malnutrition. Ma tante, qui avait sa
garde à la mort de ma mère, en est largement responsable. Elle
n'a pas su lui prodiguer des soins et de l'affection dont il
avait besoin. Avant d'aller à mes cours du soir, c'est moi qui
prenais soin de lui suivant mes moyens.
"Depuis 8 jours je suis devenue pubère. Je suis devenue
physiquement comme toutes les autres demoiselles du quartier.
Grace à Dieu je n'ai pas encore subi d'agressions sexuelles de
la part du mari de ma tante.
"À l'occasion de la Noel et des fètes de fin d'année,
celle-ci offre des jouets à ses filles et ne dédaigne mème
pas de m'offrir une poupée. Je me sens humiliée et
malheureuse. Je n'ai ni l'intention de retourner à Gomarin ni
de rester chez cette vilaine femme. A Gomarin, je ne pourrai pas
aller à l'école.
"Mes autres tantes vivant à Carrefour-Feuilles sont en
connaissance de mes problèmes et me demandent de venir les
rejoindre. Le problème c‘est qu'elles ne me laisseront pas
aller à l'école.
"Jusqu'à présent, je suis restée dans l'attente de
rencontrer mon père, mon unique recours. Lui aussi il est méchant
car il n'est jamais venu me visiter. S'il n'intervient pas, je
serai obligée d'affronter la réalité de la rue."
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